comme des accrocs
d’abord, par places, comme si au-dessous du tissu de prés de bois de champs
parallèles s’étendait un autre ciel, symétrique à celui où vole l’avion, plus
foncé toutefois, d’un bleu légèrement violacé
ou gris
miroitant dans le
contre-jour comme des glaces de métal à l’éclat terne enchâssées dans l’herbe
reflet citron parfois
courant rapidement sur la surface quand le soleil
effet d’optique les
sertissant de lumière comme si non pas trous mais ces flaques de mercure
répandu faiblement en relief sur la terre assombrie
une qui force à peine à
s’écarter la route qui l’effleure puis une autre plus grande (la route
obliquant vers le haut s’incurvant revenant sur la gauche en suivant la rive
s’incurvant en sens inverse et reprenant ensuite sa trajectoire rectiligne)
puis plus rien : seulement les champs les bois les petits rectangles
scintillants des toits, puis une autre, juste une mare cette fois, puis une
quatrième puis cinq puis dix la terre maintenant constellée se déchiquetant se
dépiautant pour ainsi dire
haillon percé de mille
déchirures
comme si l’avion
survolait une de ces peintures un de ces jeux graphiques où de droite à gauche
l’une des couleurs prend peu à peu la place de l’autre l’envahissant par
fractions grandissantes chaque élément contraire en quantités égales au centre
de la toile puis
l’inverse à
présent : lambeaux s’étirant en longs chapelets parallèles (quel
formidable glacier tonnes d’années glissant lentement laissant en se retirant…)
sombres sur l’étendue scintillante à perte de vue
colonnes processions de
pèlerins cheminant fantastique armada cinglant vers
millions d’années aux
épaisseurs bleuâtres rampant rabotant dans un formidable silence peuplé de
formidables craquements le granit poli milliers d’îles milliers de golfes de
baies de criques où s’arrondit la mer couleur d’huître
nénuphars cernés de
clair s’éparpillant sur le fond d’ardoise dérivant
archipel APXI-ΠEΛAΓO :
primitivement non ces innombrables grains de terre semés mais au contraire la
vaste mer
comme si le sens s’était
inversé Contenant pour le contenu Grèce à l’envers (et de même les deux
drapeaux l’un à croix blanche sur fond bleu l’autre à croix bleue sur fond
blanc) Comme un positif photographique et son négatif sablier le haut en bas où
le vide est plein langage retourné comme un gant les coutures ici devenant
saillies
tonnerre soudain dans
ces silences fleur de feu au cœur jaune aux pétales vermillon s’épanouissant
combats pour ces détroits aussi ces passages suédois de fer russes aux
vaisseaux bardés de fer s’avançant dans ces mers blanches froid de fer
fin-land suo-mi :
terre des marais
les imaginant peuplées
de créatures fabuleuses mi-hommes mi-poissons encore comme sur ces peintures où
sur le fond de chaux des lignes rosâtres dessinent des êtres aux torses
traversés par une arête médiane de chaque côté de laquelle s’évasent les côtes
incurvées comme les barbes de harpons
Franciscains moines
fanatiques déchaux venus d’où construire ici un sanctuaire de blocs roses lilas
bistre cyclamen au toit couvert d’écailles peindre le flagellé le juge en robe
prune qui se lave les mains sculpter ces grappes de sang coagulé
treille aux flancs aux paumes
aux pieds percés de clous où pendent des raisins
la mer l’archipel tout
entier montant vers nous L’une après l’autre en commençant par les plus
lointaines les îles disparurent s’enfonçant l’une d’elles basse à peine ondulée
s’éleva grandit masquant les dernières elle défila rapidement sur le côté et
l’eau rejaillit sous les flotteurs Ses énormes mains de marin aux doigts épais
et plats aux ongles carrés bordés de noir par le cambouis cessèrent de
s’affairer sur les leviers et les volants du tableau de bord aux multiples
cadrans noirs aux multiples manettes noires parmi lesquelles elles couraient
les effleurant avec délicatesse comme une anatomie féminine et compliquée le
tapage du moteur cessa quand il fut assez près il sauta adroitement sur le
rocher et enroula la corde à l’un des pieux de l’appontement
silence touffes d’aulnes
sorbiers frissonnant à peine et ces longues herbes comme des plumes roses
formant de loin des nuages estompés pastel
casqués et armés de fer
eux aussi sans doute ils avaient pris pied sur ces mêmes rochers débarquant de
nacelles cloutées ceints de baudriers par-dessus leurs robes brunes avant de
peindre sur les parois chaulées les voûtes blanches entre les palmes bariolées
des arcades les étranges créatures amphibies
deux s’échappant de la
gueule dentelée de quelque monstre des marais ni poissons ni hommes ni femmes
avec leurs pieds immenses et plats encore nageoires l’un d’eux pourvu non de
seins mais de tétines comme ces femelles de cétacés dont la vulve dit-on est
semblable à celle d’une femme semblable douceur
silence l’eau s’étalant
en nappe sans se briser sur la surface polie du granit se retirant la laissant
mouillée flanc d’une baleine lilas
raisins de sang
ou encore
crevassée : non pas roc mais cuir épais de vieux pachyderme sillonné de
rides de fissures d’entailles entrecroisées laissées par un couteau ébréché
appontement de planches
branlantes grisées par l’eau le gel le soleil de guingois s’appuyant sur un
premier rocher bombé franchissant encore un bras d’eau le silence ondulant des
joncs pâles puis la pierre sous le pied silence
seulement le faible
grincement de la corde se tendant et se relâchant les vaguelettes léchant les
flotteurs le petit hydravion rouge et blanc immobile posé sur l’eau comme un
insecte aux longues pattes
canonnades pourtant pour
quelqu’un de ces rocs quelque forteresse faite de quartiers des mêmes rocs
maçonnés gardienne de ces silences de ces dédales de ces lambeaux
certains assez grands
avec des chemins des routes des maisons aux toits verts aux parois rouges aux
croisées blanches De l’avion les champs récemment moissonnés ou déchaumés où
les passages des tracteurs ont laissé des rayures parallèles comme si quelque
gigantesque peigne s’était appliqué à les tracer arrondissant les angles
enchâssant parfois quelque roche ou quelque bosquet jade comme ces jardins
sacrés au Japon où le sable est rituellement ratissé mer figée fauve aux vagues
parallèles et immobiles autour de pierres laissées tombées ici et là par un
dieu raffiné
d’autres à peine assez
grands pour quelques arbres trois pins un bouleau
clapotis de silence
d’autres encore sans
même une touffe d’herbe poncés affleurant à peine la surface de l’eau poisson
pétrifié pas assez hauts même pour qu’une seule vague ne les recouvre sans
cesse relavés revernis milliers de silences
fleurs tonnantes de feu
étraves bardées de fer de grands voiliers poussant devant eux dans les détroits
leurs figures de proue les volutes de leurs jupes sculptées claquant au vent
leurs visages de bois peint levés vers le ciel imperturbables une main cachant
l’un de leurs seins peinturlurés leurs masques crayeux fardés de rose leurs
yeux bleu faïence leurs épaisses chevelures de goudron flottant sous le beaupré
l’eau séparée par l’étrave en chevelure d’écume
comme de sacrilèges
coups de tonnerre se répondant dans le silence répercutés par les glaces les
roches le ciel vide
Anglais Français aussi
barbares roux aux épais favoris Bretons aux larges chapeaux ornés de rubans aux
courtes vestes mêmes mains aux doigts épais aux ongles cassés par les cordages
toutes les fleurs
sauvages ombelles campanules naines marguerites folle avoine lichens gris-vert
ou jaunes comme des pièces de monnaie mordant les unes sur les autres taches
d’encre jonquille s’agrandissant sur un buvard constellant le cuir lilas des
roches
gravure qui les montre
s’affairant autour de canons noirs trapus sur un affût de bois bardé de fer
ligoté de câbles que le recul fait se tordre amiral trapu courtaud favori
d’étoupe coiffé d’un bicorne une longue vue télescopique dont le cuivre brille
dans sa main droite le pouce de l’autre entre deux boutons de sa tunique sur la
poitrine
tonnerre et feu
puis le silence de
nouveau rien d’autre que le crépitement du feu parfois une poutre s’affaissant
dans un rejaillissement d’étincelles les pans de murs les énormes pierres
cyclamen des remparts éparpillées parmi les morts silencieux
saisons, châteaux
le vaisseau amiral
glissant lentement entre les îles sous l’échafaudage compliqué de ses vergues
et de ses cordages quelque reine des glaces sculptée à sa proue les
impératrices aux noms bleus et blancs bleus et rouges Alexandra Kristina
Katherina leurs robes de neige et d’or flottant autour de leurs cuisses leurs
visages de neige un peu gras cruels orgueilleuses souveraines des steppes des
bois
princesses aux dots
composées d’archipels aux couches remplies d’îles
de forêts grandes comme
des continents
se disputant entre elles
disputant aux usurpateurs venus du Sud
les détroits
les isthmes
les îles nénuphars
les lacs de mercure
les îles poissons
les processions d’îles
les marécages
les caravanes d’îles sur
la mer d’étain les criques les joncs pâles
les hommes-poissons aux
corps de neige aux arêtes roses aux femelles à tétines dessinées en rose saumon
sur le blanc du silence