24 déc. 2018

Un bel homme baraqué, un mètre quatre-vingt-dix, vingt-cinq, trente ans, un Blanc de sexe masculin comme le notera le premier rapport de police, bâti en borne d’incendie, une allure de sportif ou d’ex-sportif, la taille très légèrement empâtée, mais dans une forme superbe, une statue de bronze en mouvement, bras vigoureux au va-et-vient de piston, longues jambes musclées, muscles des mollets ciselés, il file sur le sentier de copeaux humides le long de l’arboretum universitaire vers 18 heures un jeudi soir et voici qu’arrive en sens inverse une joggeuse, petite quarantaine, visage en feu, yeux baissés, cheveux bruns entretissés de fils gris arachnéens, une coureuse médiocre, lèvres charnues entrouvertes, bras raides, sweatshirt riquiqui décoré d’un chat-tigre décoloré, seins respectables tressautant au rythme de sa course, de même que tressautent légèrement ses joues, ses hanches sous le trainer carotte, voici Madeline Hersey, le regard rivé sur le sentier devant elle, Madeline a la manie exaspérante de fixer le sol quand elle court, indifférente à l’arboretum qui en ce mois de mai est pourtant éblouissant, cornouillers blancs, cornouillers roses, forsythias jaune vif, Madeline est technicienne de laboratoire chez Squibb, perdue dans un labyrinthe de pensées enchevêtrées (carrière, amant, enfant « mal-apprenant » de l’amant), tirée en sursaut de sa rêverie par le salut retentissant amical-agressif Salut ! Comment va ! décoché comme une tape joueuse sur les fesses à l’instant où le grand joggeur baraqué passe près d’elle lui jetant un regard fugitif, un large sourire amusé, et Madeline est déstabilisée, Madeline bafouille Bien, merci mais le coureur n’entend pas, il est déjà loin, le voici maintenant sur le sentier gravillonné derrière l’hôpital universitaire, sur le chemin de halage herbeux du vieux canal, dans la verdure luxuriante du parc de l’université Dells où, de la fin de l’après-midi au crépuscule, des joggers courent seuls et en couples, par groupes de trois ou plus, coureurs de fond du lycée voisin, étudiants, hommes et femmes aux cheveux blancs, et à tous le joggeur en tee-shirt moulant jaune moutarde, short bleu marine découvrant les muscles ciselés de ses cuisses, Nike taille 46, lance Salut ! Comment va ! d’une voix de stentor affable, Salut ! Comment va ! et un éclair de grandes dents chevalines, longues jambes, bras au mouvement régulier de piston, il a pour habitude de s’approcher par-derrière d’un joggeur solitaire, une femme peut-être, une jeune fille, ou un homme d’un « certain âge » comme il y en a tant parmi les universitaires (quarante, cinquante, soixante ans et plus), parfois un type plus jeune, trempé de sueur, respirant par la bouche, Nike taille 46 frappant le sol comme des maillets, Salut ! Comment va ! tirant brutalement Kyle Lindeman de ses rêveries érotiques, tirant brutalement Michelle Rossley de ses pensées angoissées, et Diane Hendricks, une sportive au lycée, dix kilos de trop aujourd’hui, divorcée, sans enfant, remâchant une dispute avec une amie, Dieu qu’elle est en colère ! hors de question qu’elle rappelle Ginny, cette fois ! s’efforçant de calmer le flot bouillonnant de ses pensées, s’efforçant de respirer zen, inspiration, expiration, inspiration, et faisant soudain irruption dans cette rêverie une silhouette en mouvement, un grand type baraqué qui fonce sur elle, vers elle, entre dans son champ de vision, d’instinct Diane se déporte sur la droite pour lui faire place, espère que ce n’est pas quelqu’un qu’elle connaît, quelqu’un qui la connaît, tâche de ne pas le regarder, un type grand, baraqué, une bonne centaine de kilos, fait de la musculation, sûrement un sportif ou un ex-sportif, un frisson d’excitation sexuelle la parcourt, ou peut-être un frisson d’appréhension sexuelle, au moment même où retentit un Salut ! Comment va ! sonore et amusé, comme un coup de coude dans le sein gauche de Diane, et l’inconnu passe en faisant trembler le sol, une odeur de sueur mâle dans son sillage, une sueur âcre salée et l’impression fugitive de grandes dents luisantes découvertes par un sourire stupide, ou peut-être une parodie de sourire, un sourire de tête de mort ? – déstabilisée, intimidée et trébuchante, Diane parvient à bégayer Bien, je vais bien – comme si l’inconnu qui la frôlait s’intéressait le moins du monde à elle ou à son bien-être, quelle idiote !