29 janv. 2022

... le déchirement du penne, poursuit la femme de sa voix rocailleuse, lorsqu'il cède et s'arrache à la chair, c'est quelque chose, tu sais, on l'entend à peine en fait, on le pressent, presque on l'imagine, pas question de détacher les plumes à pleines mains comme on dépouille un poulet ou qu'on retourne la peau du lapin d'un coup d'un seul, vois-tu, non non, cela s'extrait délicatement, une plume de grue, d'aigrette, ou même de héron, mais c'est difficile de convaincre un héron de se laisser voler une dizaine de plumes pour les besoins du commerce, faut toujours qu'il joue les héros, le héron, il se prend, je ne sais pas, pour un albatros ou un grand condor, pourtant c'est juste un héron, un animal de marais, de rivière, je le sais, je suis presque bretonne, mon père arpentait les marchés de la baie et moi, j'ai choisi de faire arracheuse de plumes, pour ça...
La femme reprend à peine son souffle et, songeuse, continue :
... pour la beauté du geste, le moment où le penne, dans un craquement léger, se détache de la bête et entre dans l'éternité, ni mort, ni vif, ou plutôt les deux à la fois comme le sont les ongles et les cheveux des morts, lesquels poussent longtemps après que le cœur a cessé de battre... t'es pas d'accord avec moi, demande-t-elle à l'individu assis derrière elle dans le car en lui enfonçant l'index dans le nombril comme si ce geste pouvait, mécaniquement, ouvrir les paupières de l'homme, une sorte de géant décharné qui a l'air de dormir.