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19 juil. 2014

Toute sa vie, avant la maladie et pendant la maladie, ma mère nous a raconté et raconté encore
- Écoutez ça
qu'enfant ma grand-mère accompagnait mon arrière-grand-mère en visite chez des dames qui habitaient de vieux appartements dans le vieux Lisbonne, des salons et des couloirs dans une pénombre perpétuelle où l'argenterie et la vaisselle la suivaient et ma grand-mère âgée de dix ou onze ans de penser
- Comme elle doit être triste cette maison à trois heures de l'après-midi
car c'était dans les salons, dans les couloirs et dans les combles aussi, avec pantoufles et balais, qu'il pleuvait l'hiver, pas dehors et pas de la pluie non plus, une surprise dans les choses nous prenant en pitié, mon arrière-grand-mère et les dames agitaient leur bouche sans mots et pourtant elles parlaient bien puisqu'une brillance de salive, une dent, un sourire devant la dent quand une photo jusqu'alors invisible surgissait de l'obscurité ou qu'un miroir taché par les mystères du temps dupliquait les portraits sous un angle différent qui effrayait car ce n'étaient pas eux tout en étant eux, des créatures semblables aux défunts dans les rêves s'adressant aux vivants du haut de cols en celluloïd et de plastrons à pois, on comprenait
- C'est moi
mais à qui appartient ce moi qui susurrait
- C'est moi
et nous qui sommes-nous sans bouche sans yeux ni substance de chair comme ma mère aujourd'hui sans trouver aucune maison triste à trois heures de l'après-midi et sans remarquer les portraits
- C'est moi
convaincus que ma mère les aidait en croyant en eux, en les apaisant
- C'est vous
ravivant des parfums éventés et des palpitations de dentelle, ma mère qui n'est pas même capable d'une phrase, des syllabes avec la paume qui s'étend sur sa poitrine jusqu'à la recouvrir entièrement, elle ne se souvient pas des couloirs où il pleuvait l'hiver ni de la surprise des choses tout comme elle ne doit pas se souvenir des chevaux, des taureaux ni des vacances dans la quinta, de mon père juché sur la clôture pour choisir les taurillons avec son chapeau qui lui assombrissait la voix, il s'asseyait à table et sa fourchette qui entrait et ressortait du bord du chapeau, depuis combien d'années êtes-vous mort, depuis combien d'années demandez-vous
- Qui suis-je ?
ou plutôt vous ne demandez rien, vous n'avez jamais rien demandé, vous ne répondiez pas à ma mère tourné vers les champs tout là-bas et les pattes des bêtes au loin et pourtant en train de trotter sur le parquet, on vous retrouvait dans la quinta car vous ne veniez pas à Lisbonne, vous aviez oublié que Lisbonne existait et donc sourd aux défunts dans les rêves et à présent que défunt vous-même muet, le chapeau sur le portemanteau qui n'assombrit plus rien mais n'arrête pas de grandir pour autant, ma mère recevait le mayoral infoutu de décider quoi que ce soit au sujet des pâturages et du cheptel, réduite à une poignée de syllabes qu'une brillance de salive ou une dent venaient ponctuer, si je l'interrogeais
- Mon père ?