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31 août 2018
Mon arrière-grand-père, qui n’était en ce 1er février 1871 qu’un tout jeune soldat suisse mobilisé du côté des Verrières, sur la frontière avec la France, avait accueilli dans ses bras (« on ne peut tout de même pas le laisser crever dans la neige comme une bête ») l’agonie d’un jeune soldat français, l’un des 87 847 hommes dûment comptés déposant depuis cinq heures du matin, dans les tassements boueux et les congères des bords du chemin, leurs armes, leurs tambours, leurs képis rouges, aux pieds de guerriers chaudement vêtus, bien nourris, que la guerre n’avait pas saisis dans son effroi, et cela durera trois jours pour ces soldats en haillons, troupeau somnambule jeté hors de ses rêves, ahuri, hébété, affamé, frissonnant, transi, marqué çà et là de taches garance dans le froid livide, troupeau qui avait été l’armée de l’Est constituée à la hâte en pleine débâcle pour se battre encore et qui maintenant se défaisait en une longue coulée chaotique, désorganisée, découragée, désespérée (et quelques-uns même, il me semble les sentir en moi, se laissent tomber dans la neige et s’abandonnent à mourir), après avoir, sous les ordres du général Bourbaki, lutté vainement dans un pays en déroute, un pays défait, un pays vaincu, réussissant pourtant à remporter une victoire à Villersexel, mais à quoi bon ? victoire d’un jour (comme une rémission dans un corps où la mort progresse partout), avant d’être battue et de finalement demander l’asile à la jeune Confédération suisse, cette dernière inaugurant ainsi, en ouvrant ses hôpitaux, ses églises, ses granges à une armée disloquée, désagrégée, échouée parmi ses neiges, son image d’îlot humanitaire au cœur de l’Europe. Et quand en famille on se souvenait de cette histoire, ma mère concluait : « C’est lui-même qui lui a fermé les yeux », ce qui ne laissait pas de m’étonner : quand on est mort, on a donc les yeux ouverts ? C’était pourtant vrai que j’avais trouvé notre vieux chat mort dans le carton où il allait dormir, un matin à mon lever, les yeux grands ouverts, les pupilles noires dilatées qui ne me voyaient plus, figées dans un lointain inaccessible à nos pauvres yeux (et j’avais beau pleurer…), une infinie absence, un ailleurs où je ne le rejoindrais jamais plus.
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