Les accords de la chanson mexicaine précédant celle qu'il veut écouter viennent de s'éteindre et, tandis que l'aiguille névralgique du tourne-disque commence à se traîner dans le no man's land, ces sillons de sable stériles qi séparent les mélodies, cette illustre canaille de Vieux Fioca, veste à petits carreaux verts et pantalon marengo dix centimètres au-dessous du nombril - miracle stupéfiant d'équilibrisme du bassin - tout tremblant encore de sa biture de la veille et transparent à force d'être pâle, remplit son troisième verre de gros rouge, appuyé comme un spectre au zinc de la seule gargote ouverte de si bonne heure le dimanche - jour du Seigneur comme le lui rappellent, dehors, remplis de piété et à pleine voix, les évangélistes matinaux de la Compagnie - jour où sans devoir aller à la mine il s'est levé à sa putain d'heure habituelle, en pleine nuit, sentant dans sa gorge l'érosion croissante d'une gueule de bois - les salines d'Atacama peuvent s'aligner, mon pote - qui l'a fait sortir des navires (non sans avoir frappé en vain à la porte des cabines occupées par ses copains de virée) pour une tournée fantasmatique à travers les rues du campement - encore désertes à cette heure et couvertes d'une fétide brume de poussière ; et en ce début de matinée, quand ce maudit soleil du désert pique comme seul peut piquer ce maudit soleil du désert, le Bolivien du Copacabana avait daigné ouvrir ses portes et lui confier jusqu'à jeudi, sans faute mon vieux, tu me connais, cet urgentissime litron de Sonrisa de Leon qu'il vient de poser à moitié vide sur le zinc graisseux du bistrot, s'accoudant et s'installant non pour écouter mais pour mieux savourer - on est sentimental ou pas - cette ranchera qu'il aime tant, l'avant-dernière de la face A du trente trois tours qu'il a eu un mal de chien à faire mettre à ce pouilleux altiplanique de merde, trente trois tours à la magnifique pochette multicolore qu'il faucherait sans remords, une nuit de cuite, à ce même Bolivien de mes deux qui l'a affichée dans sa cabine de vieux solitaire (de vieux plaqué et amateur de branlette, comme disent dans les gargotes à poivrots pour l'emmerder et essayer de le mettre en colère les poivrots mariés, mais cocus à ne pas pouvoir passer sous les portes, leur rétorque-t-il incisif) ; elle est placée à côté de la photo de Miguel Aceves Mejia à cheval, au milieu d'un véritable catalogue de filles à poil libidineusement découpées dans les revues spécialisées qui couvrent les murs de sa cambuse, mais à une place de choix, bien sûr, entre ses deux chouchous : la rousse perverse offrant l'exubérance de ses mamelles sur un plateau d'argent et la superbe brune protubérante agenouillée béatement, une coiffe immaculée de Mère Supérieure pour tout vêtement.