9 mars 2020

Il me faisait peur ce con-là, avec ses grands bras musclés – mon frère a toujours eu des bras musclés, les muscles étaient chez lui des membres, on pourrait même dire des membres permanents tant ils ont toujours semblé être surreprésentés, c’était pour lui comme des poumons disséminés aux quatre coins de son corps nerveux et qui l’aidaient à respirer, sa chlorophylle, son filtre à air, on lui parlait tout le temps de ses muscles, ça avait l’air vital à la longue, si tout le monde en causait il y avait forcément une bonne raison, et puis ça vous posait un garçon, regardez les Big Jim de l’autre pédé – en l’occurrence moi, qui jouais à la poupée articulée comme une lopette –, ils en avaient des muscles, les Big Jim, et des gros, on voyait même que ça puisqu’ils n’avaient pas de quéquette digne de ce nom, en revanche les muscles ils avaient mis la gomme, certains même grossissaient du biceps pour peu qu’on leur actionne le coude, voyez le clin d’œil, ça n’était pas tombé dans les yeux d’un aveugle, on pouvait pas dire la même chose de l’espèce de slip dur et plat qu’on leur avait collé – faux paradoxe, la seule poupée pour garçon qu’un écervelé offrit à mon frère était un Texas Rangers assez grossier qui, fait rare à l’époque, était totalement nu sous ses habits de gendarme agricole : mon frère me l’avait refilé vite fait, et le Rangers avait aussitôt viré pédé, dévergondant la moitié de mon effectif –, le muscle avait donc un sens, un pouvoir quelconque, s’il avait fait une apparition si précoce dans le corps de mon frère, c’était pas pour rien, on s’habitue vite à ses dons, pas d’histoire dans ces cas-là, compliquez pas l’engrenage, le muscle avait poussé comme la raquette au bras de Borg, une extension du soi, pas une putain de vue de l’esprit comme les maths mais une commodité d’avenir, une perspective même, mon père très tôt lui avait proposé de faire de la danse – oh oh oh, de la danse, à Montfort-sur-Meu, chef-lieu de canton d’Ille-et-Vilaine, autant traverser le village à quatre pattes avec un poulet dans les fesses, non ? –, mon frère avait opté pour un sport plus viril, le judo, ça allait balancer les petits copains dans les décors à coups de prises pas possibles, ça allait être un succès prime time, le judo, t’allais voir un peu les muscles, fff ! fff ! – mon frère était très nerveux quand il ne se passait rien, alors quand arrivait l’heure de la compétition il était un cheval à l’aurore avant la bataille, tout fumants naseaux, rhizomes de nerfs empêtrés dans les affres de l’attente, qui ne venait pas –, ses capacités physiques allaient catapulter les ceintures blanches au-delà du tatami, les gamins allaient se ramasser tête la première sur le tapis, on allait les confondre avec le sol, ils allaient devenir flaques, des mares de lui où on pourrait mettre des canards, mais ça n’avait pas duré, trop stressant le judo, trop bof, personnellement je ne me risquai pas à contester sa décision, non seulement parce qu’elle était rédhibitoire mais surtout en raison de l’odeur de tatami, cette odeur de pieds des autres, très désagréable pour une tantouse de mon acabit, sans parler de la grâce machine à laver de la prof de judo, une rougeaude au poil de sanglier échappé du bois, qui tentait de diluer l’atmosphère de chaussettes oubliées qui régnait dans le gymnase, en vain, quant à l’accoutrement kimono, la mode n’était pas encore à la robe par-dessus le pantalon et pour tout dire on se gelait, oui, bien sûr ! mon frère avait bougrement raison, allons donc surexposer nos muscles ailleurs – je n’avais de toute façon d’autre choix que de suivre le mouvement de ses biceps, il était l’aîné, c’est lui qui décidait des activités et si on m’avait demandé mon avis j’aurais dit des inepties du genre « aller tuer les braconniers », « jouer aux animaux », « acheter un chat », en un mot n’importe quoi –, si bien qu’on s’est retrouvés dans un champ détrempé, au milieu d’une flopée de gamins piaillant sous le crachin, tous futurs poussins de l’équipe de football de Montfort-sur-Meu, muscle ou pas il fallait bien commencer par le début, et là on peut dire que ça a été le coup de foudre, pensez donc, mon frère courait aussi vite que les plus rapides du canton mais, pour jouer le ballon, les mioches avaient affaire à un dogue bourré de dynamite écumant de rage à l’idée de perdre, l’avantage de ses muscles se révélait drôlement prépondérant, dis donc, c’était même très agréable de pouvoir envoyer dinguer tout le monde comme ça ! et puis il avait du souffle, une vraie locomotive à air du temps, il pourrait jouer quatre-vingt-dix minutes et les prolongations dans la foulée, il pourrait faire des mi-temps d’une heure avec interdiction de boire ou de se rouler par terre comme un Italien pour récupérer, moi qui avais bien du mal à soulever les ballons gorgés d’eau je le laissais mousser à son aise, me contentant d’un obscur poste d’arrière gauche – droitier de la main mais gaucher du pied, voyez donc le petit marquis – qui au terme de ma première saison en équipe B me vit marquer un seul et unique but, contre mon camp, mais enfin, un but est un but, tandis que mon frère caracolait à la pointe de l’attaque de l’équipe A de Montfort-sur-Meu, bavant de rage de vaincre à qui mieux mieux, partenaires ou adversaires tout le monde y avait droit, dans ces cas-là il ne faisait plus de distinction, je l’avais vu une fois au test de Cooper tourner comme un trotteur fou autour du terrain avec une traînée Idéal du Gazeau filant le long de la joue, lui-même ne savait plus trop où se situer, état second, état extatique, état battage de record du monde, il en avait toute une république, ce n’était pas la volonté qui manquait, seulement, voilà, il y avait du jeu entre ses nerfs et ses crampons comme entre le mur et l’armoire, une part de mystère insupportable, un trou noir cosmique plein comme un œuf qui menaçait de le faire exploser, le réduire en bouillie galactique, il ne savait pas quel était le fils de Mengele qui avait inventé par exemple les séances de penalties à la fin d’un match nul, fallait vraiment être le dernier des malades, mon frère ne supportait pas les penalties – je ne parle même pas des deux demi-finales de Coupe du monde contre la Waffen SS –, mon père était venu une fois comme ça pour le filmer lors d’un tournoi de foot intercommunal, avec le Super 8 de l’époque mon frère avait l’air de courir en accéléré, à son contact les joueurs adverses giclaient, tout juste s’ils n’étaient pas expulsés du cadre, à force son équipe était arrivée en finale contre leur grand rival, Le Rheu, mais ils eurent beau s’escrimer ça avait fini en match nul, les prolongations n’avaient servi à rien, il fallut tirer les penalties pour départager les deux équipes, mais quand mon frère s’est précipité pour tirer le ballon n’atteignit même pas la ligne de but, il avait carrément dégommé le mur de gosses en short qui longeait la surface de réparation pour le dénouement final, même en accéléré sa course d’élan était désemparée, sans les gamins autour du but je crois même que le ballon aurait échoué en touche tellement il était loin de marquer, il avait pourtant mis la gomme, ah ! ça le rendait hors de lui, ou plutôt terriblement en dedans, les muscles, merci bien, il ne suffisait pas de tirer fort, on aurait pu le prévenir, la vache, tu parles d’une histoire où il s’était encore embarqué, il avait beau courir plus vite et plus longtemps que les autres, ça le rendait marteau, ce ballon qui fuyait, il essayait bien de s’exercer, les séances de jonglage duraient parfois des heures, un, deux, trois, un, deux, trois, quatre, cinq, siiiix… ah ! merde ! merde ! MERDE ! bon ! il s’encourageait comme on s’engueule, allez ! un ! deux !… après quelques centaines d’heures, son record avait pu grimper à trente jonglages, et encore, jamais en présence d’un autre – vous voulez lui faire perdre les pédales ou quoi –, il opta bientôt pour des parties solitaires face à la porte du garage qu’il bombardait des après-midi entières en refaisant des Coupes du monde perdues, ses hurlements rentrés quand il venait de se marquer un but de la victoire étaient plus proches de l’étranglement que de la joie, mais enfin le mur du garage avait le mérite de lui rendre le ballon, une certaine confiance en lui et ses dons soi-disant tombés du ciel, mur dont mon frère étudia toutes les perversités en s’initiant au tennis, car il avait beau dire le foot le foot, ça ne marchait pas si fort, avec les gamins des HLM on se faisait des matchs de dingues le mercredi, avec coupe à l’appui pour l’équipe des vainqueurs – Beubeul, un pauvre, en avait construit une en bois bancale, qu’on avait gagnée une fois, mon frère en avait eu une en or qu’il mettait en jeu mais personne ne pouvait la gagner –, c’est vrai qu’à la longue les matchs posaient des enjeux disproportionnés, il fallait gagner ou tout le monde en prenait pour son grade, pour ça mon frère était inflexible Dame de Fer, compétiteur-né il ne supportait pas plus la défaite que ces maudits penalties – alors une défaite aux penalties… –, malheureusement il suffisait qu’il commence à perdre pour se voir ôter tous ses moyens, il se décomposait à vue d’œil, évidemment les autres ricanaient en douce de le voir débloquer, mon frère parcourait alors le terrain en long en large et en travers, s’épuisant en courses inutiles qui le faisaient bouillir, même ses poumons légendaires lui sortaient par les yeux, il engueulait ses partenaires, ses adversaires, ceux qui traînaient en bordure de terrain, il n’en pouvait plus mais il continuait de courir tous pleurs en dedans, il devenait rouge cocotte, rôti de colère, impuissant et bavant fameusement, une fois où il était en fort mauvaise posture à quelques minutes de la fin du match j’avais fait le gardien de l’équipe adverse et, alors qu’il avait le bouchon qui sifflait à pleine vapeur, j’avais réussi au prix d’une belle cabriole à propulser un ballon a priori anodin dans mes propres filets, mon frère avait alors traversé le terrain en crachant sa joie – son équipe avait égalisé contre toute attente –, tandis qu’un nouveau ballon rebondissait mollement devant mon but, à me jeter un coup à droite, puis un coup à gauche, et à repartir finalement à droite afin de laisser mourir la balle derrière la ligne de but, et si mes partenaires s’en étaient repartis écœurés, mon frère n’en finissait plus de faire des tours de terrain avec sa coupe en or – qu’il n’aurait pas cédée, de toute façon – sous les acclamations d’un public imaginaire, enfin, au bout d’un moment, tout le monde commençait à en avoir marre de ce cirque, à finir par lui, d’accord en tout je ne me risquai toujours pas à le contrarier, d’autant que les entraîneurs – le père Nivet en tête, avec ses bottes en caoutchouc, sa Gitane maïs et sa casquette couperosée sur le bord de touche, qui passait son temps à nous engueuler, les feignasses, entre deux pastis et un pissou – refusaient qu’on mette nos maillots par-dessus le short comme Platini ou Johnny Rep, et puis onze à s’arracher une bouteille de Pschitt citron à la fin des matchs ça commençait à me piquer les dents de devant, si bien que mon frère et moi avons intégré le club de tennis qui venait de se créer, un bon choix au demeurant, le tennis, avec son physique les types avaient intérêt à bien tenir leur raquette, il avait de l’endurance à revendre, on le sait, il serait après la moindre balle comme une furie après un passing-shot en bout de course – un coup de tonnerre venait de déchirer notre horizon mental, Jimmy Connors –, porté par son écho, le tennis, c’était décidé, serait le nouveau terrain d’expression de ses fameuses aptitudes musculaires, très vite mon frère devint un des meilleurs espoirs du club, pensez donc, avec des dons pareils, il n’y avait bien que son copain Brutasse, la version McEnroe, qui pouvait briguer le titre, d’ailleurs après les premiers temps d’apprentissage mon frère ne tarda pas à exploser, feu d’artifice, poudre magique, quatre classements d’un coup qu’il sauta, hop hop hop hop, 15/5 tout de suite, Noah pouvait se remettre à picoler, il serait bientôt à Roland-Garros où il renverrait ce rat crevé de Lendl dans les bâches, à coup de balles dans la gueule s’il le fallait, c’était un possédé, mon frère, pas un suceur de roubignolles comme qui vous savez, ça ne lui faisait pas peur, il suinterait à en faire des mares de hargne sur le terrain, ils verraient de quel bois il se chauffait, comment ça bouillait dedans la marmite, des gros bouillons, des petits bouillons, il y en avait pour tous les goûts, on s’extasiait, faut dire, très bon le coup droit, service et volée tout à fait corrects, parfaitement ! bon, le revers avait tendance à flotter comme un cadavre, suffisait de pas jouer dessus… mais alors le physique, chapeau ! fallait se lever à l’aube et faire des pompes Rocky II pour espérer le déborder, ça cavalait septième régiment, des raids plein le poitrail, prometteur le gaillard ! le voilà catapulté tennis-études à Versailles, la fine fleur montée de sève, la goulée spermatique graine de champion qu’ils allaient voir, les bourges, fallait juste éviter de jouer sur ce putain de revers, car tennis-études ou pas mon frère avait tout essayé, le revers à deux mains – mais il avait l’impression de tirer un traîneau avec une poêle en fonte –, le revers à une main lifté – mais il avait l’impression que sa raquette partait dans les grillages en même temps que la balle –, de guerre lasse il avait opté pour un revers coupé mollasson qui rebondissait au milieu du terrain, un revers qu’on pouvait attaquer quasiment à reculons, les autres coups, ça allait, le problème c’est que très vite les joueurs un peu expérimentés ont commencé à jouer sur son revers, mon frère n’avait plus le temps de tourner autour comme avec les nuls ou les vieux, un revers, encore, il arrivait qu’il le renvoie, mais plus ça relevait de la haute voltige, de l’escamotage Houdini, dès lors on retombait dans la spirale infernale, la chienlit remontait à la surface, d’abord quelques irruptions çà et là, puis de plus en plus visibles, des touffes entières de colère qu’il expulsait de son terreau organique, mon frère commençait à arroser le grillage, quinze-zéro, les bancs voisins, trente-zéro, la chaise d’arbitre, quarante-zéro, il s’appliquait même à faire des comptes ronds, les jeux défilaient en même temps que son revers dans le bas du filet, les plus boisés finissaient dans son camp, dans ces cas-là il fallait pas regarder sa tête ou croiser ses yeux cuirassé Potemkine, il vous en cuisait la bidoche, comme si tout ça était votre faute, la mienne souvent, moi qui passais par là avec mes shorts de danseuse brésilienne, heureusement mon frère avait des raquettes en fer, il en fallait des vols planés dans les grillages pour en venir à bout, parce que ça se balançait Spoutnik expérimental à travers le court, ça ricochait intersidéral et marteau enclume à gogo contre les poteaux, fatalement les raquettes en bois finissaient empaillées, pliées comme des Pinocchio à la con, le cordage à la dérive, les plus solides passaient la saison la gueule à moitié de travers comme si elles avaient reçu des torgnoles, avant d’exploser un jour contre un banc, bon débarras, mais il fallait se rendre à l’évidence, Noah pouvait confectionner des space cakes avec les cendres de Borotra, mon frère avait le nerf qui calait, la bouilloire qui calanchait, même des spécialistes de l’anus artificiel comme moi pouvaient le battre pour peu qu’on joue un peu sur sa gauche, côté revers, pour rigoler nous avions même essayé de rejouer une fois ensemble, alors que nous évitions les confrontations directes depuis des années, quand, perdant trois jeux à zéro dans le premier set, mon frère réussit à mener quarante-zéro sur son service avant de s’écrouler sous la pression et de perdre le jeu, quatre jeux à zéro, ça sentait le six-zéro à plein nez, à partir de quoi j’avais le choix entre 1) recommencer le match à zéro, 2) rentrer à la maison – ce que nous fîmes, une raquette finissant encastrée dans un coin du court, voilà l’image à garder d’une carrière en dents de scie où les muscles dont la nature l’avait pourvu n’avaient finalement servi qu’à lui tordre l’estomac, lui essorer les ligaments de la tête, lui emmêler les tripes, comme s’il n’avait pas assez à faire avec lui-même, comme si tout ça pouvait le laisser de glace, sans parler de l’autre lèche-rondelles là, le Daktari des invertis au dernier degré…